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Catastrophe aérienne du marché Type K: 400 morts innocents versés dans les oubliettes de l’histoire

Le 8 janvier 1996, la RD-Congo a connu la catastrophe aérienne la plus meurtrière de son histoire à la suite du décollage manqué de l’Antonov 32B de SCIBE Airlift qui a terminé sa course en plein marché du Type K. Bilan très lourd: près de 400 morts recensés officiellement, des centaines de blessés graves dont certains mutilés à vie et d’énormes dégâts matériels.
A ce jour, les victimes de ce crash continuent de battre le pavé devant différentes institutions de la République dans l’espoir d’obtenir réparation conformément aux prescrits tant des lois nationales que des dispositions pertinentes en matière de transport aérien telles qu’édictées par l’Organisation de l’aviation civile internationale -OACI. Que de promesses succédant les unes aux autres sans pour autant que les dirigeants concernés par ce dossier à divers niveaux de responsabilités, ne passent à la concrétisation de l’indemnisation des RD-Congolais, RD-Congolaises et étrangers fauchés par ce full cargo russe importé frauduleusement en RD-Congo. A voir le comportement des autorités du pays face à ce drame aux conséquences fort dramatiques, tout porte à croire que ce demi-million de morts et de victimes collatéraux seraient définitivement versés dans la chemise des oubliettes de l’histoire.
Les démarches menées au niveau politique et judiciaire se terminent toujours en eau de boudin, malgré l’existence des décisions de justice et des recommandations pertinentes des instances internationales de l’aviation civile en matière de crash aérien. Dans son livre intitulé: «Entre ciel et terre, Confidences d’un pilote de ligne congolais» publié aux éditions L’Harmattan en 2014, Simon Diasolua Zitu, pilote de ligne pendant 37 ans, puis instructeur pilote DC-10, expert enquêtes et accidents, consultant aéronautique, lève un coin de voile sur cette catastrophe aérienne qui ne cesse d’interpeller les bonnes consciences dans cet Etat dit de droit. Une première partie du récit repris en pages 135 à 148 et consacré à ce triste événement survenu sur le prolongement de la piste de l’aéroport de Ndolo, a été publiée dans notre édition «AfricaNews Série II n° 1328 du mardi 10 janvier 2017». En voici la suite.

Décryptage de la boîte noire et déroulement des travaux
Une délégation d’experts zaïrois en aviation civile, à laquelle s’est ajouté le président de la Commission parlementaire d’enquête, a effectué une visite à Moscou du 18 au 27 mars 1996, en vue de poursuivre les investigations sur le crash du Type K. L’OACI a également délégué deux observateurs. Il s’agit de MM. Reinhard, de nationalité allemande, et Dan Cohen-Nier, de citoyenneté française. La Russie était représentée par MM. Guenadi Zaitsev, directeur général adjoint d’Air transport department, Nicolas Khijniak, chef adjoint du Bureau fédéral d’enquêtes/accidents, Boris Gorjunov, chef de division fédérale de sécurité des vols, et Alexandre Neradko, directeur général de l’Aviation civile. La délégation zaïroise, elle, comprenait MM. Ekuka, ingénieur et conseiller technique à la RVA, Mubake, deuxième secrétaire rapporteur du Haut conseil de la République-Parlement de transition, Simon Diasolua, expert enquêtes/accidents, responsable de l’enquête technique et instructeur pilotes.
Préalables posés par la délégation zaïroise
Quant aux travaux proprement dits, ils ont débuté le 19 mars 1996. Mais la partie RD-congolaise a posé les préalables suivants:
-La présentation d’une check-list des paramètres contenus dans la boîte noire ainsi que leur séquence d’enregistrement;
-La mise à disposition des informations sur la grille de conversion des paramètres, car les données étant codées, il fallait les avoir en unités physiques;
-L’exigence de travailler sur la base des copies afin d’éviter la perte des éléments d’origine et garantir ainsi l’intégrité de la bande originale;
-La mise à disposition d’un certain nombre de documents en rapport avec l’avion accidenté et l’équipage;
-La demande de validation des paramètres qui seront extraits de la boîte noire.
La liste des paramètres étant en russe, il a été demandé aux Russes de les traduite en anglais. Après que ces préalables eurent été acceptés par la partie russe, tous les délégués ont assisté à l’ouverture des deux boîtes noires: le CVR -cockpit voice recorder- dont la bande était cassée à l’intérieur de la boîte, et le FDR -flight data recorder.
Travaux à l’Institut de recherches scientifiques de l’aviation civile russe
Pour le CVR, il fallait procéder à des travaux supplémentaires de recollage. Normalement, le CVR de cet avion fonctionne pendant cinq heures et demie sans relecture. Il doit aussi être démagnétisé par un membre de l’équipage pour fonctionner. Quant au FDR, il était en bon état et a été immédiatement transféré sur une matrice pour en tirer des copies. Le 20 mars, la délégation OACI Zaïre a été invitée à l’Institut de recherches scientifiques de l’aviation civile russe, où elle allait travailler au décodage, jusqu’au 26 mars. A la fin de la séance de travail, M. Alexandre Neradko a présenté le point de vue officiel de la Russie sur la cause du crash, à savoir la surcharge. Dans ma réplique, j’ai relevé que seule l’analyse des paramètres de la boîte noire permettrait de conclure objectivement. A la sortie des premières données du vol, nous avons procédé à leur comparaison avec les paramètres des vols précédents. L’écoute du CVR a été repoussée au 25 mars après que les techniciens eurent décelé une nouvelle rupture de la bande.
Rencontre avec le PDG de Moscou Airways
Le 22 mars 1996 à 14 heures est intervenue une réunion surprise avec M. Vladimir Kastyrin, PDG de Moscou Airways, qui refusait jusque-là tout contact officiel avec la partie zaïroise. Nous avons longuement insisté avant que les autorités russes daignent organiser la rencontre avec ce mystérieux personnage. Mais pour quel résultat? Pendant les entretiens, il nous a surpris, en soutenant mordicus la thèse de la surcharge de sept tonnes. En réponse, nous lui avons demandé d’apporter les preuves de ses allégations et de ne pas mettre la charrue devant les bœufs. En effet, nous n’étions pas à Moscou pour polémiquer, mais pour essayer, ensemble avec la partie russe, de déterminer les causes probables de l’accident. Grâce aux abaques, nous avons été en mesure de démontrer que l’appareil était capable de décoller, de façon normale, sur les 1.300 mètres de la piste de Ndolo. Ainsi, il fallait absolument une cause pour expliquer la dégradation observée des performances de l’avion au décollage.
Exigence d’une séance contradictoire avec Antonov
Face à la mauvaise foi manifeste des responsables de Moscou Airways, propriétaire de l’appareil, nous avons demandé aux Russes d’organiser une rencontre avec les représentants de la firme Antonov, en vue de plus amples informations sur les performances de l’aéronef. A la place, ils n’étaient capables que de nous proposer une simple liaison téléphonique avec Kiev, qui ne pouvait en aucun cas satisfaire aux besoins de notre enquête. La demande d’une séance contradictoire avec Antonov se justifiait aussi par le fait que la partie RD-congolaise avait découvert dans la boîte noire une série de paramètres qui ne figuraient pas sur la liste officielle, notamment la position des volets. Le souci de la partie zaïroise était donc d’exiger du fabricant les documents relatifs aux modifications ainsi apportées au FDR. L’examen des premiers paramètres physiques fournis par le FDR nous a convaincus de la nécessité d’exiger des Russes aussi bien la validation de toutes les données, le calcul des accélérations, l’analyse du décollage en le comparant aux vols précédents enregistrés sur la cassette que la liste des travaux effectués à Kinshasa par les ingénieurs venus de Kiev sur l’avion accidenté.
Déphasage entre la liste officielle et les paramètres physiques disponibles
La lecture des documents présentés par les Russes nous a permis de constater un déphasage entre la liste officielle et les paramètres physiques disponibles. Il est presqu’évident que le fabricant Antonov a effectué des travaux sur la boîte noire pour augmenter le nombre des paramètres enregistrés. D’où cette question: l’équipe de maintenance qui a travaillé trois jours durant à Kinshasa sur l’avion aurait-elle trafiqué le CVR? Malgré notre insistance en vue de rencontrer lesdits mécaniciens, la délégation russe est restée de marbre. Notre hypothèse d’une CVR trafiquée demeure parce qu’étayée par des faits palpables -abaques, paramètres. A la question sur la position des volets utilisés couramment par les équipages d’Antonov 32, les Russes nous ont répondu qu’il s’agit de 15 ou 25° pour le décollage et 35° pour l’atterrissage. Il est également connu que l’Antonov 32 est un avion à décollage court et équipé de moteurs très puissants.
La position des volets et le souffle des hélices sur l’extrados des ailes s’avèrent importants pour ce type d’avion à décollage court. La délégation russe s’est dite convaincue que la position des volets était la même que lors des vols précédents, soit 25°.
Augmentation surprenante de la capacité d’enregistrement du CVR
Les abaques étant calculés en fonction de la position des volets, les Russes nous ont communiqué des vitesses qui étaient légèrement différentes de celles livrées à la commission d’enquête à Kinshasa par l’équipage russe. Une confrontation de ces chiffres ainsi que des vitesses contenues dans la déposition faite par l’équipage, détenu à la prison de Makala, s’imposait pour que l’énigme de la position des volets soit définitivement éclaircie. Après réparation et à l’issue de l’écoute du CVR, une double surprise attendait les Zaïrois. En effet, la capacité d’enregistrement de celui-ci est passée à 6 heures et 5 minutes au lieu de la durée traditionnelle de 5 heures et 30 minutes. Par ailleurs, aucune trace du vol accidenté de Ndolo n’y figurait. Nous avons alors comparé cet enregistrement avec les communications de la tour de contrôle de Ndolo. Le même constat a été établi, à savoir que la bande ne contenait aucune information relative à la séquence de l’accident. La question qui s’était alors posée était celle de savoir si l’équipage avait démagnétisé le CVR ou si l’équipe de Kiev, qui a travaillé sur l’avion, avait omis de connecter le système.
Clôture des travaux
Le mardi 26 mars, une réunion de synthèse a regroupé les trois délégations pour l’analyse des paramètres CVR et FDR, laquelle s’est effectuée de la manière suivante:
Points de convergence
Selon la procédure normale, les paramètres dont on dispose sur la phase de décollage sont obtenus avec 25° de volet. Il a été observé que l’équipage a eu besoin de vingt secondes pour ajuster la puissance de décollage alors que, selon les Russes eux-mêmes, il n’en fallait que douze pour un décollage en statique. Pendant ce temps, l’avion roulait et, donc, ne se trouvait pas en position statique comme le veut la procédure. Ce qui lui a fait consommer plus de 300 mètres avant d’amorcer le roulage. Les deux parties, russe et zaïroise, sont tombées d’accord sur l’évolution normale que présentaient les paramètres moteurs pour un décollage qui a pris 43 secondes. A 11 minutes 14 secondes, il y a eu une interruption du décollage, qui peut s’expliquer par la réduction de la manette de puissance, de la température du gaz d’échappement et de celle de la pression d’huile. Les parties ont aussi convenu qu’à 11 minutes 19 secondes, les paramètres sont apparus erronés et ne pouvaient donc pas être pris en compte. Il a été noté qu’à 11 minutes 41 secondes, le pilote a tiré sur les manches alors que la vitesse n’était que de 87,1 km/h, ce qui est bien en-dessous de la vitesse de décision: 190-210 km/h. Le décollage, lui, a été abandonné à 217 km/h.
Points de divergence
Les Russes, après avoir abandonné la thèse de la surcharge, ont soutenu que le centre de gravité était plein en avant, en dehors des limites, empêchant le nez de l’avion de quitter le sol. En outre, ils ont affirmé qu’il y avait eu insuffisance de force aérodynamique, qui a ainsi empêché le nez de l’avion de se lever. Pour la partie zaïroise, il s’agissait plutôt d’une insuffisance de l’accélération de l’avion à partir de 149 km/h, laquelle n’a pas permis une augmentation conséquente de la vitesse. Pour rappel, plusieurs causes peuvent concourir à la dégradation de l’accélération au décollage, entre autres une piste contaminée, une panne de moteur ou un problème de freins. En procédant par élimination, j’étais convaincu que la dégradation a été causée par un échauffement progressif des disques de frein pendant la phase de décollage. J’ai été conforté dans cette position car l’équipe de Kiev avait procédé au changement des freins. Le copilote avait par ailleurs rappelé un cas similaire des freins qui chauffaient et fumaient lors du taxi, à Saint Petersburg. Il est à noter que les Russes, visiblement de mauvaise foi et voulant davantage sauvegarder leurs intérêts au détriment de la recherche de la vérité, ont attendu la fin des travaux pour nous remettre une partie des documents sollicités. Il fallait, au final, des nerfs solides pour continuer à garder le même flegme.
Conclusions
Je m’obstine à croire que les Russes ne réussiront jamais à prouver que le centre de gravité de l’avion était fort en avant et, donc, hors des limites. En effet, si tel était le cas, l’équipage aurait utilisé le TRIM -réducteur des forces sur la commande de profondeur- afin de compenser le mauvais positionnement du centre de gravité. En outre, il y a eu une mauvaise application de la procédure, le pilote ayant pris plus de temps, soit 20 secondes, pour ajuster la puissance de décollage pendant que l’avion roulait sur la piste. Ce qui a réduit la distance utilisable de plus de 300 mètres. La dégradation des performances durant la phase de décollage était due à l’échauffement progressif des disques de frein, causant ainsi le blocage lent mais inéluctable des roues. Il est connu que l’équipage n’avait pas signalé un problème de commandes de vol, ni une perte de puissance motrice au décollage. En outre, le temps était parfait.
Responsabilité des RD-Congolais et Russes engagée et établie
Quant à l’équipage russe qui attendait qu’on statue sur son sort à la prison de Makala à Kinshasa, il a profité de la prise de la ville par les hommes de Kabila pour disparaître. Par ailleurs, l’un des deux interprètes congolais qui parlaient russe, a été assassiné, sans que l’on sache pourquoi ni comment. Il y a eu près de 400 morts, RD-Congolais et étrangers compris, et plus d’une centaine de blessés graves, mis à part les dégâts matériels estimés en millions de dollars. C’est à ce jour, à mon avis, la catastrophe aérienne la plus meurtrière en Afrique impliquant un seul avion. La guerre civile survenue dans l’entre-temps n’a pas permis aux RD-Congolais d’élaborer, dans les délais les plus brefs, un pré-rapport à expédier à la partie russe. La responsabilité des Russes et des RD-Congolais étant engagée et établie, il faudrait absolument que les deux pays se concertent en vue de trouver, ensemble, la solution pour indemniser les victimes de ce massacre. Il ne s’agit là que d’une affaire d’honnêteté et de justice, qui ne pourra souffrir de délai de prescription.
Simon DIASOLUA ZITU

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