Cela aurait tout l’air d’un beau roman à suspense, n’eut été le fait que le désordre créé, les douleurs imposées et les dommages causés sont bien réels. Le plus grand groupement d’éleveurs du Congo, l’Association coopérative des groupements d’éleveurs du Nord-Kivu -ACOGENOKI- est, depuis cinq ans, dans une tourmente qui tient d’un torrent impétueux et imprévisible. Au centre de la trame, Stanislas Kananura Ngiyiwabo et, surtout, Faustin Dunia Bakarani, ancien député national élu -MLC- de Masisi en 2006, qui n’a rien à envier à Arsène Lupin – gentlemen cambrioleur de haut vol- pour son talent à l’escroquerie.
Créée en 1980 dans le but de promouvoir l’élevage bovin dans le Nord-Kivu, améliorer la filière bovine et défendre les intérêts des éleveurs, l’ACOGENOKI obtient son agrément en 1982, conformément au décret du 24 mars 1956 sur les coopératives indigènes. En 1986, elle obtient le soutien du gouvernement zaïrois de l’époque par le biais de la coopération canadienne qui lui octroie 7,3 millions de dollars canadiens. L’ACOGENOKI acquiert alors plusieurs terrains et crée une société mixte avec l’état zaïrois, la Société des abattoirs de Goma -SABAGO. De 14 groupements au départ, l’association en compte désormais 43, dont 2 à Kalehe au Sud-Kivu.
Bradage du patrimoine
Malheureusement, cette lune de miel prend fin au cours de la décennie 90. Il y a d’abord les conflits ethniques qui débutent en mars 1993 et déstabilisent toute la province; ensuite le déferlement des réfugiés rwandais une année plus dans le Nord-Kivu et, enfin, le déclenchement des guerres successives -AFDL, RCD, sans oublier la galaxie Maï Maï. S’en suivront des massacres de cheptel bovin -plus de 500.000 têtes de bétail-, la destruction des infrastructures d’élevage, l’occupation des pâturages, etc. les pertes en seront évaluées à plus de 500 millions d’euros…
C’est pendant la transition dite 1+4 que l’association commence à se relever. Cependant, en septembre 2016, son premier président, le respecté Kasuku Wangeyo décède. Commence alors le chaos. Conformément à la décision du Conseil d’administration, le vice-président statutaire, Stanislas Kananura assume l’intérim en attendant l’élection d’une nouvelle direction. Mais il se lance dans la vente des terrains de l’association, ce qui suscite la protestation des membres. L’affaire est portée en justice par l’un des administrateurs, Mutumayi Kiza. Par le RC 332 rendu le 2 mai 2017, le Tribunal de paix de Goma désigne un administrateur provisoire en la personne de Vincent Ndori, chargé de convoquer une assemblée générale afin de pourvoir à la vacance à la présidence de l’association. La décision est assortie d’un clause d’exécution nonobstant tout éventuel recours.
Kananura interjette appel mais n’obtient pas gain de cause, et Vincent Ndori est investi le 13 mai 2017. Il procède à l’inventaire du patrimoine de l’ACOGENOKI, organise les élections à la base et, le 29 janvier 2018, convoque une assemblée générale qui élit 15 nouveaux administrateurs ainsi qu’un nouveau président du Conseil d’administration: l’homme d’affaires et ancien député Emmanuel Kamanzi Runigi. Et pour que nul n’en prétexte ignorance, le PV de cette assemblée générale est publié au Journal officiel du 29 novembre 2018. La nouvelle équipe dirigeante a, notamment, pour mission de poursuivre Kananura en justice afin de récupérer les terrains par lui vendus, par voie judiciaire ou par des négociations.
Instrument de paix sociale
Le 1er octobre 2018, le gouverneur du Nord-Kivu de l’époque, Julien Paluku Kahongya saisit le vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur qui s’enquérait du dossier. Il écrit : «Il y a lieu de relever qu’un administrateur provisoire avait été désigné par le jugement RC 332 rendu le 10 mai 2017 par le Tribunal de paix de Goma avec mandat de convoquer l’assemblée générale et d’en fixer l’ordre du jour. Cette décision judiciaire mettait fin aux fonctions de Stanislas Kananura Ngiyiwabo qui agissait, jusque-là, comme président ad intérim de l’association». Avant d’ajouter: «en date du 29 janvier 2018, l’ACOGENOKI a tenu son assemblée générale à l’issue de laquelle un Conseil d’administration présidé par Emmanuel Kamanzi Runigi a été élu. Il sied de rappeler que l’exécution du jugement RC 332 est actuellement consommé comme le confirme le ministre d’Etat à la Justice et garde des sceaux dans sa lettre n°1753/LW751/ANN/CAB/ME/MIN/J&GS/2018 du 19 septembre 2018. En conséquence, seul ce Conseil d’administration, élu le 29 janvier 2018, est habilité à diriger l’ACOGENOKI, un instrument de paix social et du développement de la province comme vous avez eu à le mentionner».
On croirait l’affaire close et la sérénité revenue. Que non! Kananura traduit à son tour le nouveau président du Conseil d’administration en justice pour faux et usage de faux. Le jugement RP 1025/CD du 26 septembre le déboute. En foi de quoi, une décision du Conseil d’administration du 26 septembre 2018 le révoque définitivement de l’association.
Un autre jugement sous RPA 925 initié par le Ministère public reconnaît Kananura coupable de stellionat pour avoir vendu des biens ne lui appartenant pas, et le condamne à 2 ans de servitude pénale principale et à 800.000 francs d’amende. Infatigable, l’homme se pourvoit en cassation, mais est débouté.
Ayant perdu, Kananura fait alors appel à Dunia Bakarani. Ce dernier n’est pas membre de l’ACOGENOKI, mais Kananura prétend l’avoir coopté, ce que ne prévoient pas les statuts de l’association. Dans tous les cas, il peut servir, tant il a de solides amitiés avec des chefs des juridictions judiciaires de la province et parmi les officiers de la région militaire qui font de lui une personne quasiment au-dessus des lois. Il est connu pour ses frasques mafieuses.
Le 27 novembre 2009, il avait été condamné à un an de prison par un tribunal rwandais de la ville frontalière de Rubavu pour avoir acquis frauduleusement des crédits de l’ordre de 100.000 USD d’une succursale rwandaise du groupe nigérian Access-Bank. L’homme s’était rendu au Rwanda en mission privée en se servant de sa carte d’identité rwandaise, les indices recueillis au service de migrations du poste frontalier de la Corniche l’ayant prouvé. Pendant la guerre de l’AFDL, il avait été arrêté pendant quelques mois pour la casse de l’UZB: il avait prétendu avoir été missionné par Laurent-Désiré Kabila pour retirer 400.000 USD de la banque. Arrêté, il avait rendu une grande partie de l’argent.
Manœuvres frauduleuses
Actuellement, il est poursuivi par le Fonds de promotion de l’industrie -FPI. En effet, Dunia Bakarani avait, en date du 15 septembre 2016, signé avec le FPI un contrat de prêt n°966 portant sur 1,7 million de dollars américains pour l’acquisition d’une chaîne de production de lait à Masisi ainsi que l’achat d’une presse de fromage et d’autres équipements. Cependant, alors qu’il avait déjà perçu le montant lui versé, il va profiter du changement intervenu entretemps à la tête du FPI pour s’opposer à la signature du calendrier de remboursement devant accompagner son contrat de prêt. Et sur terrain, il sera constaté que le projet pour lequel il avait contracté ce prêt n’a jamais connu le moindre début de réalisation.
Par ces manœuvre frauduleuses, se plaint la défense du FPI/Kivu citée par «Congo virtuel», Faustin Dunia a «réussi, non seulement à abuser de la confiance du FPI, mais aussi et surtout à détourner le montant précité». Pire encore, il s’est avéré que la garantie présentée pour obtenir le prêt appartient à un tiers et le site d’exploitation avancé -Ferme de Kisuma- relève du domaine privé de l’Etat.
Afin de tenter d’empêcher la remise et reprise entre l’administrateur provisoire et le nouveau président du Conseil d’administration, Kananura s’était amené le 23 avril 2018 avec une société de gardiennage pour occuper les bureaux de l’association. Lançant son véhicule sur les administrateurs adossés au mur, il cogne un administrateur, Ernest Vutsumbwa du groupement de Kitsembiro en territoire de Lubero, qui s’en sort avec une jambe fracassée et la vessie déchirée. Kananura s’enfuit au Rwanda, et sa victime fut hospitalisée huit mois durant au Heal Africa Hospital de Goma. Attrapé lors d’un passage à Goma, Kananura sera conduit en prison, d’où Dunia Bakarani va l’extraire, en payant 2.000 USD sur les 11.000 exigés pour les soins de Vutsumbwa, promettant de solder le reste dans un bref délai. Ce qu’il ne fera pas, et le malheureux est resté infirme à ce jour, et l’affaire est toujours pendante devant la justice…
Dunia Bakarani organise alors son propre Conseil d’administration au cours duquel il accuse Kananura d’avoir détourné l’argent de l’association. Ensuite, il convoque son assemblée générale et se fait élire président du Conseil d’administration, et révise les statuts de l’association qui devient, selon lui, un groupement d’intérêt économique -ACOGENOKI-GIE-, conformément au droit OHADA! Il obtient même un RCCM avec un capital de zéro franc. Quelle histoire! Décidément sur ses grands chevaux, il assigne Emmanuel Kamanzi en justice au Parquet de grande instance qui classe le dossier. Il va au Parquet général, même résultat. L’ACOGENOKI saisit alors le Tribunal de commerce de Goma qui, par le jugement RCE 594 du 3 octobre 2019, radie le RCCM de Dunia Bakarani. Ce dernier fait opposition, mais il est débouté par RCE 608/594/Opp du 23 septembre 2019. Il fait appel à la Cour d’appel. Suspectant son amitié avec le président de cette juridiction, l’ACOGENOKI émet une suspicion légitime pour que l’affaire soit transférée à une autre juridiction. La Cour de cassation se prononce le 5 novembre prochain.
Appel aux autorités du pays
Après la pause Covid, on apprend qu’un certain Léon Kabandagoma s’est constitué repreneur d’instance dans l’affaire initiée par Mutumayi -décédé entre temps- le 2 mai 2017, soit 37 mois après, alors que le délai légal est de 6 mois! Crânement, l’homme fait acter sa comparution au TGI/Goma. L’audience a lieu le 28 août 2021, et le 2 septembre, le jugement RCA 998 annule le RC 332 dans toutes ses dispositions et Kananura est réhabilité en tant que président intérimaire de l’ACOGENOKI! Les praticiens du Droit s’arrachent les cheveux! Kitambeko Mutumayi, liquidateur de la famille Mutumayi, intervient et fait acter son opposition au nom de la succession du défunt. Mais le greffier divisionnaire refuse de l’enrôler et de le fixer sur instruction du premier président de la Cour d’appel du Nord-Kivu, Manara Twendibadi, via le président du TGI/Goma.
Voyant cela, Dunia Bakarani saisit le Tribunal de commerce, action sous RCE 762, et sollicite au Tricom d’ordonner à Kananura, prétendu bénéficiaire du jugement RCA 998 du 2 septembre 2021, frappée d’opposition, de procéder à la remise et reprise avec lui! C’est à y perdre son Swahili! Sauf que, informé par le rôle du greffe, l’ACOGENOKI se présente comme intervenant volontaire, ce qui a pour effet de bloquer la machine.
C’est donc le statu quo depuis lors. Moralité: il importe que les autorités au sommet de l’Etat puissent prendre conscience du chaos que veulent instaurer Dunia Bakarani et Stanislas Kananura, par tant de rébellion contre les décisions de justice coulées en force de chose jugée, au sein de l’ACOGENOKI, qui apparaît comme un des outils d’intégration et de cohésion sociale dans un Nord-Kivu déchiré par les conflits ethniques et les guerres depuis belle lurette. Et qu’elles s’impliquent pour mettre fin à l’instrumentalisation de certains échelons de notre justice pour que triomphe le droit, le vrai droit.
Tino MABADA