Arrêté depuis le 8 septembre sur le tarmac de l’Aéroport de N’Djili, Stanis Bujakera, le journaliste le plus suivi de la RD-Congo, est accusé d’avoir « fabriqué une note confidentielle de services de renseignements et de l’avoir diffusée via Telegram puis WhatsApp ». Le parquet l’accuse notamment d’avoir été le premier émetteur de ce document, citant une analyse des métadonnées et d’une adresse IP. Une version aujourd’hui démontée par une enquête indépendante menée par le consortium Congo Hold-Up, en collaboration avec Jeune Afrique et Actualite.cd.
Le document sur lequel repose l’accusation est attribué à l’Agence nationale de renseignements -ANR-, ce que conteste le parquet RD-congolais. Cette note de deux pages décrit comment les renseignements militaires auraient tué dans la nuit du 12 au 13 juillet 2023 Chérubin Okende, ancien ministre passé à l’opposition et porte-parole du parti de Moïse Katumbi, ancien gouverneur du Katanga et rival du président Félix Tshisekedi, candidat à sa réélection. Cette version de l’assassinat est démentie par les autorités de la RDC.
Au cours de précédentes audiences, Serge Bashonga, substitut du procureur du tribunal de grande instance de Kinshasa-Gombe, a surtout brillé par des attaques personnelles contre le journaliste, le qualifiant de «diable». Le substitut du procureur, Serge Bashonga, est d’ailleurs aussi le magistrat instructeur dans ce dossier.
Dans le rapport de l’enquête, Actualité.cd et ses partenaires rappellent que «ce n’était pas la première fois pour Jeune Afrique de publier des articles sur base de fuites de documents de ce service, il n’est pas non plus le seul média à avoir relayé le contenu de cette note et Stanis Bujakera n’a pas signé l’article incriminé publié le 31 août, mais qu’importe, le 7 septembre, un avis de recherche est lancé, ce confrère déjà déclaré en ‘fuite’».
Actualité.cd, Jeune Afrique et les autres partenaires de Congo Hold-up qui ont eu accès au dossier de l’accusation, reviennent notamment sur l’expertise technique d’un commissaire de la police congolaise. «Jean-Romain Kalemba assure avoir établi par une ‘analyse numérique des métadonnées de l’image (photo du document)’ que Stanis Bujakera avait reçu ce document ‘d’origine télégramme’ d’un compte dont l’avatar est un mystérieux « @mg», explique le rapport qui note cependant que le document a été diffusé dans un groupe Whatsapp le 3 septembre, soit plus de trois jours après la parution de l’article de Jeune Afrique. Selon l’expert de la police, l’opération se serait faite via une adresse IP «192.162.12.04». «Pour toute preuve de cette traçabilité, l’expert de l’accusation fournit une liste d’avatars et de numéros de téléphone parmi lesquels figure le numéro congolais de Stanis Bujakera. Ce dernier se retrouve accusé d’avoir contrefait un sceau de l’État, de faux et d’usage de faux, d’avoir répandu de faux bruits et d’avoir transmis des messages erronés et contraires à la loi. Il risque 10 ans de prison», contextualise le rapport.
Les enquêteurs d’Actualité.cd et ses partenaires ont pu joindre Telegram qui a vite démenti cette version. «Telegram a été spécialement conçu pour protéger les personnes qui protestent ou s’expriment sous des régimes autoritaires», explique son porte-parole Remi Vaughn. Ce cadre de la firme américaine dément tout en bloc, y compris la possibilité d’identifier les adresses IP sur base de messages ou de documents partagés sur cette plateforme. «Lorsque les utilisateurs utilisent l’option “Envoyer une photo ou une vidéo”, Telegram supprime toutes les métadonnées», insiste-t-il. Aussi, révèle-t-il, «Telegram n’est pas en contact avec la République démocratique du Congo».
Plus discrète, Meta, propriétaire de Whatsapp, a assuré, par un de ses porte-paroles, «qu’il n’est pas possible de retrouver l’expéditeur initial d’un message sur WhatsApp». La filiale a rappelé son opposition au principe à la traçabilité présentée contraire aux droits de l’homme, le caractère limité de sa collaboration avec les forces de l’ordre. «WhatsApp ne peut pas produire et ne produit pas le contenu des messages de ses utilisateurs en réponse aux demandes d’un gouvernement», ont appris les enquêteurs.
Pourtant, à l’audience du 14 septembre, le substitut du procureur a présenté les «investigations numériques menées» comme l’argument principal du maintien en détention du journaliste. «Il ressort que le numéro 0823337460 a été identifié à travers l’internet protocole par son adresse IP 192 162 12 04 comme étant le premier diffuseur de ce rapport fabriqué», avait-il affirmé.
Le jargon pseudotechnologique a eu le mérite d’impressionner même les avocats de Stanis Bujakera. «Avant ce dossier, j’avais déjà quelques notions sur ces questions de traçabilité, mais les éléments techniques posées par le parquet faisaient partie d’un défi à relever. Il a misé sur la paresse des avocats à chercher à comprendre et que nous prendrions ça comme des éléments non discutables», explique Me Jean-Marie Kabengela, reconnaissant avoir été mis en difficulté. Le collectif de défense de Stanis Bujakera a ainsi multiplié les demandes d’une contre-expertise. Si le tribunal a finalement accédé à cette demande le 17 novembre, mais a, contre toute attente, nommé un «expert agréé», inconnu et sans occurrence connue. Un détail qui devrait être abordé à la prochaine audience vendredi 1er décembre.
Pour l’expert américain Gary Miller, chercheur en sécurité mobile à l’Université de Toronto (Citizen Lab), approché par les enquêteurs, les éléments de preuves contenus dans les déclarations du procureur ne sont d’emblée «pas crédibles». «Il n’y avait aucune preuve que cette adresse IP a été utilisée par le téléphone de Stanis», argumente le fondateur de la Mobile Intelligence Alliance, un organisme de recherche sur la sécurité mobile à but non lucratif basé aux États-Unis. Garry Miller est également ancien responsable de la sécurité des réseaux mobiles et considéré comme un expert en espionnage des réseaux mobiles.
En utilisant deux outils mondialement reconnus dans le domaine, Shodan et Risk HQ, cet expert finit par exclure complètement que cette adresse soit liée à Stanis Bujakera et l’attribue plutôt à un «serveur web localisé en Espagne». «La localisation de l’adresse, l’appareil qui l’utilise et les applications qui fonctionnent dessus excluent cette possibilité», insiste-t-il. L’expert de Citizen Lab conclut que «le fondement technique de l’argumentation du procureur semble fabriqué».
Les enquêteurs d’Actualité.cd et leurs partenaires disent avoir également interrogé les deux sociétés citées par l’expert comme étant liées au serveur web. SCPnet a été racheté par la société de cybersécurité espagnole Bullhost. Elle confirme la version de l’expert de Citizen Lab. «Sur cette IP tourne un serveur Web avec une application que SPCnet utilise et exploite exclusivement pour un usage interne, c’est-à-dire qu’il n’est utilisé par aucun tiers, ni fournisseur, ni clien », explique-t-elle dans une réponse écrite adressée aux enquêteurs le 2 novembre. Elle assure même qu’il «n’est pas possible qu’un trafic particulier ait été acheminé via cette adresse IP».
L’autre société, c’est Centreon. Gary Miller avait établi qu’une entité appelée Centreon utilisait ce serveur. L’entreprise française a développé un «logiciel de détection de pannes informatiques (serveurs, équipements réseau, applications, etc.)», mais qui «n’est en aucun cas conçu pour gérer, transmettre ou partager des fichiers».
Tout aussi surpris que sa consœur espagnole d’être lié au dossier d’un journaliste emprisonné en République démocratique du Congo, un communicant mandaté par Centreon explique «que cette entreprise “n’utilise pas le serveur correspondant à l’adresse IP concernée qui semble être, comme vous le notez, attribuée à SPCNet, société avec laquelle Centreon n’a aucun lien direct ou indirect, actuel ou passé” et “qu’une personne dont nous n’avons aucun moyen de connaître l’identité a bien installé le logiciel open source appelé Centreon sur le serveur que vous mentionnez (information que nous avons découverte à la lecture de votre premier message) comme 250.000 autres utilisateurs sur des milliers de serveurs à travers le monde”».
Patient Ligodi, PDG de l’entreprise Next Corp, propriétaire d’Actualite.cd, est lui surpris de voir d’abord l’officier de police judiciaire affirmer dans un rapport que le document a été partagé sur «un groupe d’Actualité.cd». «Ce document n’a jamais été partagé sur les groupes de la rédaction», assure-t-il précisant qu’il n’existe pas de groupe de ce nom. Patient Ligodi est plus surpris encore de voir que sur la liste des numéros présentée par le parquet comme à laquelle Stanis Bujakera aurait distribué le document incriminé, ne figure comme numéro de collaborateur de la rédaction identifié par la police celui de Kash Thembo. «Kash, c’est le caricaturiste d’Actualité.cd. Pourquoi Stanis l’aurait partagé à lui et pas à des journalistes de la rédaction», s’étonne encore le jeune patron du média privé.
Les enquêteurs sont arrivés à la conclusion que tout dans ce dossier «semble avoir été fait dans le désordre». Ils citent pour preuve l’avis de recherche daté du 7 septembre, veille de l’arrestation, est la première pièce versée au dossier. «La requête à experts est rédigée le samedi 9 et envoyée le lundi 11. Le même jour, l’OPJ évoque déjà une “analyse technique et/ou technologique” qui désigne Stanis Bujakera comme le “premier diffuseur de ce faux document” et le procureur le met sous mandat d’arrêt provisoire sans attendre les rapports des experts de la police. Il demande au tribunal de maintenir le journaliste sous détention pour 15 jours à des fins d’enquête et ne pose plus aucun acte. Il finit par rédiger une requête aux fins de fixation d’audience le 26 septembre», avance l’enquête.
De passage il y a quelques mois sur les antennes de la RTBF, le directeur de la communication de la présidence de la RDC, Erik Nyindu, avait évoqué une enquête «conclue» et un procès «en cours».
Correspondant du magazine français Jeune Afrique et de l’agence de presse Reuters, résident américain depuis peu, Stanis Bujakera est aussi directeur de publication adjoint d’Actualité.cd. Son arrestation et son maintien en détention ont provoqué une vague d’indignation dans le pays comme sur le continent africain. Le journaliste avait déjà été dans le collimateur de la justice en mars 2023, suite à une plainte Gilbert Kabanda, alors ministre de la défense. Il avait fallu plusieurs jours au gouvernement congolais pour annoncer le retrait de cette plainte ubuesque.
«Ce qui est certain, c’est qu’il y a beaucoup de fantasmes sur le fait que Stanis soit un opposant ou un ennemi du régime. Pour nous, c’est un journaliste professionnel. On essaie de faire croire que c’est un procès avec une base juridique alors qu’il n’y a aucun élément dans le dossier qui justifie son inculpation et son maintien en détention», a dénoncé Arnaud Froger, chef des enquêtes à Reporters sans frontières (RSF). «L’objectif dès le départ est clair, c’est d’avoir accès à ses portables et de savoir qui lui parle et cela va bien au-delà de l’affaire de cette note», précise-t-il insistant sur la gravité de cette violation du secret des sources.
Arnaud Froger s’est rendu lui-même à Kinshasa pendant une semaine pour investiguer sur les conditions de l’arrestation du journaliste congolais. «C’est très simple de vérifier que ce n’est pas le premier à avoir reçu cette note, elle a été distribuée dans les milieux et diplomatiques bien avant», affirme encore le chef des enquêtes à RSF. «Quant à la provenance de cette note elle-même, pour nous, il ne fait aucun doute que c’est un document de l’ANR et transmis par l’ANR, même si nous ne pouvons pas juger de la véracité de son contenu», conclut-il.
Finalement, le seul qui dédouane un peu Stanis Bujakera, c’est le président Tshisekedi lui-même. Au cours d’un point de presse le 19 septembre, en marge de l’Assemblée générale des Nations-Unies, il le compare à Julian Assange, fondateur de Wikileaks «qui a été traqué comme une bête immonde (…) parce qu’il avait divulgué des câbles diplomatiques confidentiels» ou à Ariane Lavrilleux, une journaliste française qui a passé un jour et demi en garde à vue pour avoir dévoilé le contenu de documents confidentiels.
Le Président RD-congolais avoue toutefois «bien» aimer ce journaliste qui l’avait suivi pendant sa campagne en 2018. Depuis, il a assuré au journal Le Soir, partenaire de Congo Hold-Up, «la vérité» passait «par sa mise en détention».
Avec Actualite.cd et Infos.cd